dimanche 9 novembre 2008

Carnage

Elle en avait vu d'autres. Des petits, des grands, des laiderons comme des Adonis. Des gens étonnants, d'autres aussi prévisibles qu'une horloge. Elle était belle, du moins selon les critères de l'époque. Son corps inventait le désir, elle avait des formes que tout homme aurait voulu garder à ses côtés pour la vie. Et elle savait se mettre en valeur! C'était même sa plus grande qualité, et Dieu sait qu'elle en avait toute une liste. On lui estimait une trentaine d'années, mais tous s'entendaient pour dire qu'elle avait toujours été là, à sa place, sur son coin de trottoir.

Elle se prostituait depuis l'éternité, au point où elle faisait désormais partie du quotidien des marcheurs. Son métier ne l'empêchait pas de fréquenter des gens, mais seuls les hommes et même les femmes vraiment déterminés à gagner ses faveurs et son estime avaient ce privilège. La jeune femme ne se laissait pas facilement impressionner. Son regard inspirait la peur et rares étaient ceux qui la défiaient en toute connaissance de cause. Nul n'avait réussi à soutirer son nom véritable, mais on la connaissait sous le nom de Carnage. C'était le seul mot qui vous venait à l'esprit en pénétrant dans une pièce où elle venait de recevoir un très bon client.

Carnage était l'amie de la quasi-totalité des criminels de la ville, elle en avait même fait évader plusieurs de prison. Et malgré la panique qu'elle semait parmi les passants qui n'étaient pas encore accoutumés à sa présence dans la rue, la célèbre putain était de nature très sociable et savait se montrer douce, sans discrimination aucune, avec quiconque l'abordait gentiment. Elle était d'ailleurs fatiguée d'être la cible de tous les journalistes, qui ne mentionnaient habituellement que ses bêtises.

Carnage tombait parfois amoureuse. Souvent d'hommes à l'allure respectable et d'air tout à fait normal. C'était ces personnes discrètes qui fréquentaient le plus souvent les femmes comme elle. Le plan de séduction de la prostituée était alors très simple. Elle tentait de croiser l'être aimé le plus souvent qu'elle le pouvait, lui faisait des yeux doux, portait ses plus beaux atours, jouait la femme heureuse. Si l'homme n'était pas intéressé, il était souvent tenace et réussissait à s'échapper discrètement, sans même s'occuper d'elle. Pour arriver à ses fins, Carnage devait le piéger contre un mur ou l'attirer dans une ruelle. Elle réussissait toujours. Tôt ou tard.

Pourtant, un jour, ce fut un jeune homme qui tomba amoureux d'elle. François avait 22 ans et il était orphelin depuis ses 13 ans. La perte de ses parents avait été un énorme choc pour lui. Il avait voyagé d'une famille d'accueil à l'autre, jamais vraiment aimé parce qu'on ne le voyait que comme le délinquant qu'il était devenu. Une seule personne semblait avoir compris son chagrin. Comme tout le monde, François avait toujours su qui était Carnage. Mais à la mort de ses parents, alors que tout le monde lui tournait le dos, elle lui avait souri. Dès lors, l'adolescent avait été amoureux fou de la prostituée. Il la vénérait comme une déesse, passait des heures à la regarder et crevait de jalousie chaque fois qu'un homme l'accompagnait à sa chambre. À ses 15 ans, il avait même tenté d'être son client. Mais Carnage n'avait rien voulu savoir de lui et l'avait repoussé sans s'occuper de ses protestations. Malheureusement pour lui, un de ses rares amis, Tomas, l'avait vu faire ses avances et l'avait ramené de force à sa famille d'accueil à qui il avait tout raconté. C'était compréhensible. Quiconque voyait un proche monter l'escalier de l'hôtel de Carnage ne s'en remettait jamais tout à fait. François s'était fait sermonner. Dans le voisinage, on avait fait grand cas de cette histoire. L'adolescent n'avait eu d'autre choix que de jouer celui qui comprenait son erreur et qui ne recommencerait pas. Mais François passait son temps à essayer de comprendre pourquoi la femme de ses rêves l'avait rejeté et il ne pensait qu'à elle.

Sept années s'étaient écoulées lorsqu'il décida d'essayer à nouveau. Il se prépara pendant des heures, jusqu'à ce qu'il n'ait plus aucun reproche à faire à l'homme qui le saluait dans le miroir. Il ne pouvait s'empêcher de sourire, tout heureux à l'idée de ce qu'il s'apprêtait à faire. Toutefois, il devait en parler à quelqu'un, il fallait que Tomas le sache. Son vieil ami reçut donc un appel en début de soirée.

-Je retourne voir Carnage ce soir.

Tomas eut beau lui crier après, le traiter de tous les noms, tenter de l'en dissuader comme il pouvait, rien n'y fit. François lui raccrocha au nez, plus certain que jamais de sa décision. Lorsqu'il arriva au coin de Carnage, celle-ci l'observa de la tête aux pieds. Il était prêt, cette fois. Elle lui fit signe de la suivre. François monta les marches de l'escalier et regarda avec plaisir la porte se fermer derrière lui. Quelques minutes plus tard, Carnage et lui se faisaient face dans la chambre. Il la regardait plus tendrement que jamais. Il lui parla de toutes sortes de choses. Surtout de ses parents. Il lui demanda pourquoi ils étaient morts. La prostituée ne dit rien, mais se déshabilla, les yeux au sol. François l'imita. Ils firent l'amour toute la nuit.

Deux jours plus tard, on annonça son suicide. Sur son coin de trottoir, la mort pleurait.

Clara, réécriture, 9 novembre 08

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